Le mystère des étendards de Jeanne d'Arc

En 1429, le peintre Hauves Poulnoir, installé à Tours, reçoit 25 livres tournois pour avoir "paint et baillé estoffes pour ung grant estendart et ung petit pour la Pucelle". Ce document, tiré des comptes du trésorier des guerres de Charles VII, est l'acte de naissance des célèbres emblèmes de Jeanne d'Arc. Commandés alors qu'elle recevait son armure à Tours, du 5 au 21 avril, ces deux étendards l'ont accompagnée dans sa mission.

Pourtant, leur histoire fut brève et leur apparence exacte reste un débat. Le petit étendard, ou pennon, fut accidentellement brûlé lors de l'entrée de Jeanne à Orléans. Le grand étendard, quant à lui, disparut lors de sa capture à Compiègne. Il n'a jamais été retrouvé, forçant les juges de son procès, dont Pierre Cauchon, à se contenter de la description qu'en fit Jeanne elle-même.

Depuis des siècles, cet étendard fascine historiens et passionnés, donnant lieu à de nombreuses tentatives de reconstitution pour des films ou des commémorations. Cet examen vise à replacer ces reconstitutions dans leur contexte historique, en s'appuyant sur les témoignages d'époque, l'iconographie du XVe siècle et la connaissance des bannières militaires de ce temps.

 

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Comprendre les bannières au temps de Jeanne d'Arc

À l'époque médiévale, les emblèmes militaires étaient des outils essentiels de commandement et de ralliement, héritiers des enseignes carolingiennes. Leur usage était strictement codifié et reflétait la hiérarchie féodale.

Une hiérarchie bien définie

Au XIIIe siècle, une première codification distingue plusieurs types d'enseignes selon le rang :

La taille aussi marquait le rang : un étendard royal pouvait mesurer près de six mètres de long, tandis que celui d'un simple capitaine n'en faisait que la moitié. Cette diversité explique pourquoi les témoins ont souvent pu confondre les différents types d'enseignes à distance.

Une évolution des motifs

Initialement, les motifs étaient purement héraldiques, c'est-à-dire qu'ils reprenaient les armoiries du seigneur. Cependant, à partir de la fin du XIVe siècle, un nouveau système apparaît. Les grands seigneurs, à l'instar du roi Charles VI et de son "cerf ailé", se mirent à utiliser des emblèmes personnels, souvent à caractère religieux (un saint patron) ou politique.

Durant la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, ces emblèmes devinrent des signes de ralliement partisans. C'est dans ce contexte que Charles d'Orléans fit réaliser 4 200 pennons noirs portant le simple mot "Justice", signifiant clairement son camp. L'étendard de Jeanne, avec ses motifs religieux et sa dimension politique, s'inscrit parfaitement dans cette nouvelle tradition.


Que disaient les témoins ? Analyse des sources

Aucun dessin de l'étendard réalisé par un témoin oculaire n'a survécu. Les descriptions écrites, souvent indirectes ou tardives, sont incomplètes et parfois contradictoires. De plus, il faut garder à l'esprit que les témoins décrivent deux étendards différents (le grand et le petit) et leurs deux faces.

Le grand étendard

  1. La description de Jeanne (Procès, 1431) : C'est la source la plus directe. Elle décrit un étendard de toile blanche (boucassin) dont le champ était "semé de lys". Au centre se trouvait une représentation du "roi du Ciel" tenant le monde, flanqué de deux anges. La devise inscrite était "Jhesus Maria". Interrogée par ses juges, elle reste volontairement vague mais insiste sur le fait que tout, de la figure aux couleurs, lui a été commandé par ses voix.

  2. Les témoignages concordants : Plusieurs sources, bien que n'étant pas toutes des témoins oculaires, corroborent cette description.

    • Antonio Morosini (1429) et Eberhard Windecke (vers 1440) décrivent une scène similaire : le Seigneur sur un arc-en-ciel (ou en majesté) bénissant le monde, entouré de deux anges tenant chacun une fleur de lys.

    • Jean Pasquerel (aumônier de Jeanne, témoignant en 1455) confirme la scène du "Seigneur assis en jugement sur les nuées du ciel" et précise qu'un ange, à droite, tenait une fleur de lys que le Christ bénissait.

    • Jean de Dunois (témoignant en 1455), bien que moins précis sur l'iconographie, confirme la présence du Christ et d'un ange lui présentant une fleur de lys.

Le pennon (petit étendard)

Les sources qui décrivent une scène mariale font très probablement référence au petit étendard, celui qui fut brûlé à Orléans.

  • Le greffier d'Albi (1429) écrit que Jeanne tenait un étendard "dans lequel était Notre-Dame".

  • Perceval de Cagny (écuyer du duc d'Alençon, témoin oculaire, 1438) affirme que l'étendard fait à Blois portait "l'image de Notre-Dame".

  • Le Journal du siège d'Orléans (1467) est le plus précis, distinguant clairement les deux : le grand étendard avec les deux anges, et le pennon où "estoit painte comme une Annonciation, c’est l’image de Nostre-Dame ayant devant elle ung ange luy presentant ung lis".

Les témoignages divergents ou simplifiés

  • Clément de Fauquembergue (greffier à Paris, non-oculaire) réalise en 1429 un croquis schématique montrant un étendard avec la simple devise "IHS".

  • Le Bourgeois de Paris (non-oculaire) rapporte la même information, écrivant qu'y "estoit seulement escript Jhesus". Ces sources, probablement issues d'un même informateur, se concentrent sur l'élément le plus simple à retenir.

  • Le greffier de La Rochelle (1431) donne une description confuse d'un "escu d’azur et un coulon blanc dedans" tenant un phylactère "de par le roy du ciel". Ce témoignage peu fiable pourrait décrire une partie du pennon.


Reconstitution des emblèmes de Jeanne d'Arc

 

En croisant les sources les plus fiables et en les replaçant dans le contexte iconographique du XVe siècle, on peut proposer une reconstitution plausible.

Le grand étendard

  • Face : Sur un fond blanc, la figure centrale était le Christ de l'Apocalypse ou du Jugement Dernier, assis en majesté et tenant le globe terrestre. Il était entouré de deux anges : à sa droite (la place d'honneur), l'archange Gabriel (ange de la miséricorde) présentant une fleur de lys ; à sa gauche, très probablement l'archange Saint Michel (ange de la justice) tenant une épée, conformément à l'iconographie de l'époque. La devise "Jhesus Maria" était inscrite au-dessus ou à côté de la scène. Les queues de l'étendard étaient probablement semées de fleurs de lys, symbole du parti royal.

  • Revers : Puisqu'il était peint et non brodé, le revers ne pouvait porter un motif différent. Il devait donc présenter la même scène, mais en miroir.

Le pennon

  • Il portait très certainement une scène de l'Annonciation. L'archange Gabriel se trouvait près de la hampe, présentant un lys (ou un phylactère) à la Vierge Marie. La devise était peut-être "De par le Roi du Ciel", comme le suggère le greffier de la Rochelle. La queue du pennon devait être bleue et ornée de fleurs de lys royales.

La confusion fréquente entre les deux emblèmes s'explique par leurs éléments communs : l'archange Gabriel, la fleur de lys et les armoiries royales.

La reconstitution de l'étendard et du pennon de Jeanne d'Arc se base sur l'analyse de plusieurs témoignages historiques. Bien que ces sources contiennent des imprécisions et des contradictions, elles permettent de brosser un portrait plausible des emblèmes originaux.

 

L'étendard : la face principale

La scène principale de l'étendard représentait très probablement le Christ de l'Apocalypse, occupant le premier tiers du tissu, près de la hampe. Il était entouré de deux figures angéliques :

  • À sa droite : L'ange de la miséricorde, saint Gabriel, tenant une fleur de lys. Cette information est confirmée par les dépositions de Pasquerel (le confesseur de Jeanne) et de Dunois (le "Bâtard d'Orléans").

  • À sa gauche : L'ange de la justice, saint Michel. Bien que plusieurs témoignages mentionnent un second ange avec une fleur de lys, cette version contredit la propre description de Jeanne ainsi que l'iconographie traditionnelle de l'Apocalypse, qui montre généralement le Christ entre deux anges armés d'épées, ou parfois d'une épée et d'un lys. Il est donc plus logique de conclure que saint Michel tenait une épée.

La devise « Jhesus Maria » est attestée par Jeanne elle-même et par le Journal du siège d'Orléans. Il est cependant curieux que ni Pasquerel ni Dunois ne s'en souviennent.

Enfin, des fleurs de lys ornaient les queues de l'étendard, servant probablement d'insigne de parti. Il est possible, mais non prouvé, que le fond des queues ait été bleu pour rappeler les armes du royaume.


Le revers de l'étendard et la confusion des sources

Le revers d'un étendard peint n'est que l'image inversée de sa face principale. Cependant, le témoignage du greffier de La Rochelle a semé le doute. Il décrit un écu de France tenu par deux anges, un motif héraldique courant à l'époque, lié à la légende de Clovis.

Toutefois, cette description est très probablement erronée pour l'étendard car :

  1. Un étendard peint ne peut avoir deux faces différentes.

  2. Le greffier mentionne aussi une devise et une colombe qui ne correspondent pas à l'iconographie du Christ de l'Apocalypse décrite pour la face principale.

On en déduit donc que le greffier de La Rochelle ne décrivait pas le revers de l'étendard, mais le pennon.


Le pennon : une version réduite et mariale

Le pennon, plus petit, portait très certainement une scène de l'Annonciation.

  • La scène : L'archange Gabriel se trouvait probablement près de la hampe.

  • La devise : Le greffier mentionne la devise « De par le Roi du Ciel ». Plutôt qu'une devise principale (qui aurait logiquement été « Jhesus Maria »), il s'agissait sans doute du texte inscrit sur le phylactère (parchemin) présenté à la Vierge par la colombe du Saint-Esprit.

  • Les ornements : La queue du pennon était vraisemblablement bleu azur, décorée de trois fleurs de lys.

Le pennon était donc une sorte de version miniature de l'étendard, centré sur la Vierge. Les éléments communs (l'archange Gabriel, la devise « Jhesus Maria » et les armoiries royales) expliquent pourquoi les deux emblèmes ont souvent été confondus dans les témoignages.


Inspirations et limites de la reconstitution

Pour imaginer l'aspect visuel de ces emblèmes, les reconstitutions modernes s'inspirent :

  • Des motifs de la tenture de l’Apocalypse d’Angers pour le style des figures.

  • Des caractères d'une bannière du duc de Bourgogne, contemporaine de Jeanne, pour la typographie de la devise.

Il faut cependant rester humble : aucune reconstitution ne peut prétendre être parfaitement fidèle. Les textes anciens sont trop imprécis. De plus, le style personnel du peintre, Hauves Poulnoir, nous est totalement inconnu, car aucune autre de ses œuvres n'a été identifiée.

La grande reconnaissance que Jeanne lui témoigna (elle intervint pour que la ville de Tours dote richement la fille du peintre) suggère que l'œuvre était une grande réussite. Ce chef-d'œuvre a malheureusement disparu près de Compiègne, sans laisser de traces.


L'étendard après Jeanne : entre oubli et réinventions

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Après la mort de Jeanne, son étendard personnel disparaît de l'iconographie pendant près de quatre siècles. Les rares enluminures la représentant lui attribuent l'étendard royal de France ou des bannières fantaisistes.

Il faut attendre la publication des sources de son histoire par Jules Quicherat (1843-1849) pour que l'intérêt pour son étendard renaisse. Dès lors, les reconstitutions se multiplient, chacune influencée par les connaissances et les interprétations de son temps :

  • 1855 : Première reconstitution pour l'inauguration d'une statue à Orléans, s'inspirant des témoignages de Jeanne et Pasquerel.

  • Fin du XIXe siècle : L'apparition de miniatures et de la "tapisserie d'Azeglio" (probablement des faux ou des œuvres tardives) influence durablement l'iconographie.

  • 1894 et 1909 : De nouvelles bannières sont créées pour Notre-Dame de Paris et le musée d'Orléans, tentant de synthétiser les différentes sources.

  • 1936 : Création de l'actuel étendard utilisé lors des fêtes johanniques à Orléans, qui s'inspire du modèle de 1909.

Chacune de ces versions est une interprétation. Le talent du peintre Hauves Poulnoir, que Jeanne tenait en si haute estime, a disparu avec son œuvre à Compiègne. Le véritable étendard de Jeanne d'Arc, chef-d'œuvre perdu de l'histoire, conserve ainsi une part de son mystère.

 

sources : https://www.jeannedarc.com.fr/